La misère sexuelle de l'homme blanc hétéro (par Anna Maleccio)
(nouvel extrait du roman d'Anna Maleccio)
Un
peuple intolérant et conservateur, ma parole, on croyait rêver !
A l’heure actuelle, on pouvait changer jusqu’à sa nature
profonde, jusqu’à ce paramètre capricieux et fondateur qu’était
notre sexe et être reconnu pour ça jusque dans les tribunaux,
jusque dans les livres d’Histoire. On avait des associations, des
thèses universitaires, des figures iconiques et des mythologies pour
nous défendre. Mais quand on était qu’un petit Blanc hétérosexuel
de classe moyenne, qu’est-ce qu’on avait ? Qui pouvait
transformer « looser » en être humain de valeur sur un
état civil ? Quelles hormones pour faire de nous des stars et
des dieux ? Qui pour nous lapider ou nous acclamer dans des
pamphlets péremptoires et historiques ? A croire que la
souffrance de ne pas se sentir soi dans son sexe était plus
romantique et plus parlante pour l’inconscient collectif que celle
de ne pas être aimé. Comme si les spasmes du désir et la faim
d’amour étaient des bagatelles, résolvables par quelques belles
paroles, un abonnement à la salle de sport et un anxiolytique au nom
charmant. Comme si les tourments de la chair étaient si dérisoires
que pour finir relégués au rang de caprices voire d’inventions.
L’on admirait les Faust, les Werther, les Quasimodo, les Tristan et
les Ruy Blas mais lorsque la même souffrance diabolique tiraillait
les entrailles de l’Occidental lambda du XXIème siècle, il ne
s’agissait non plus de tragédies grandioses ricochant sur toutes
les âmes depuis l’aube des temps mais de simples affections
corporelles tout au plus contraignantes, médicalisables et peu ou
prou sujettes à mépris. Le monde avait changé. La braise dans le
cœur de l’homme qui s’enflamme pour une femme n’intéresse
plus personne. L’on tenait aujourd’hui pour désuets voire
indignes ces élans sensuels, au point d’avoir enterré les
fiançailles, les bordels, les valses viennoises et les bals
populaires. Le monde moderne avait le romantisme d’une copulation
entre batraciens, la poésie d’une gueule de bois et la
spiritualité d’un lendemain de gastro-entérite. Mais au moins, on
pouvait changer de sexe.
Décidément,
ils ne manquaient pas d’air, les nouveaux martyrs de la société
postmoderne. Pendant qu’une Algérienne voilée pouvait faire de la
politique, qu’un transsexuel pouvait se greffer des nibards aussi
faux que remboursés par la Sécu et que la plus desséchée des
secrétaires de direction ménopausée pouvait s’offrir les
services d’un escort boy à peine majeur sous les applaudissements
de toutes les associations féministes, le pauvre petit Blanc
hétérosexuel de classe moyenne pouvait tout au plus prétendre à
un smic dans un bureau pour compléter son AAH ; laquelle
servait à se payer tantôt un psychologue avec taxe sur le sourire,
tantôt une prostituée – forcément victime mais pas forcément
jolie – dans la plus pure clandestinité. S’il n’y avait que
peu de risques de contrôle au faciès pour son visage angélique, il
y en avait fatalement un sur les bonnes mœurs. En tant que mâle né
privilégié au sein d’une société phallocrate, il fallait
désormais faire preuve d’une moralité sexuelle irréprochable et
simultanément de performances dignes des grandes gloires du cinéma
porno. A la fois sensuel et pudibond, romantique et sans tabou,
l’homme blanc moderne devait répondre à mille injonctions
contradictoires et épuisantes, celle de l’amour éternel basé sur
de raisonnables et économes sentiments contrebalancés par celle
d’une passion fougueuse des « premiers jours ». L’homme
blanc qui se respecte jongle aujourd’hui entre les masques de
l’abbé Pierre et celui de Rocco Siffredi, avec parfois celui de
Roméo si la saison s’y prête. Le prince charmant des temps
modernes est celui qui règle ses amours comme il règle ses
affaires ; par contrat. Dans la charte en pixel d’un Meetic ou
d’un Tinder, il signe pour la nuit ou pour la vie, en fonction de
la Bourse et du climat. Il s’engage à manger bio, ne pas ronfler,
avoir bac +5, être prévenant sans être envahissant, savoir
s’éclipser de votre vie et votre salle de bains aussi facilement
qu’une fenêtre Google, ne fumer que la cigarette électronique et
ne pas rechigner aux cunnilingus même lorsqu’il est quatre heures
du matin et qu’un ou deux verres dans le pif ne masquent pas
l’odeur. L’homme propose, Internet dispose. Les sites de
rencontres étaient devenus les agences d’intérim de l’amour.
Passé les trente glorieuses XXL qu’avaient représenté les trente
siècles de civilisation judéo-chrétienne pour la jouissance
masculine, de l’amour courtois aux liaisons dangereuses en passant
par le French Cancan, il apparaissait que l’on se dirigeait depuis
quelque temps vers sa Grande Dépression. Le marché à la bonne
queue s’était fait très sévère. Difficile d’assumer autant
d’exigences de fougue, de pragmatisme, de maturité, de fantaisie
et de maîtrise de la dernière édition du Kâma-Sûtra. Surtout
lorsqu’on est qu’un mec banal, qu’on a pas de rêves à vendre
et qu’une bicyclette à crédit. Difficile de faire rêver les
damoiselles dans la grisaille du métro. On n’avait même pas
l’exotisme de la couleur de peau ni le charme incompréhensible que
peuvent dégager certains archétypes de caïds banlieusards. On
n’avait qu’une espèce de morale plastifiée, que quarante ans de
déconstruction féministe et indigéniste avaient réussi à
décongeler du cadavre cryogénisé de la spiritualité chrétienne.
Cette moralité sans équivoque attendait des hommes blancs une
repentance pour une longue liste de crimes plus ou moins arbitraires,
des vœux expiatoires plus ou moins implicites pour les ravages
provoqués par le péché originel de la psyché masculine. Les
nouveaux moines, aussi vierges et mélancoliques que leurs ancêtres
franciscains, promettaient la chasteté dans les lieux publics,
l’obéissance à l’Etat et la pauvreté requise par la nouvelle
décence. Des moines-machines, des robots théologiques qui ne
soumettaient plus le péché que par la prière de la psychothérapie,
la gnose du médicament et la métaphysique de la branlette. Tous les
péchés capitaux étaient bannis ; l’orgueil de se croire
issu d’une civilisation unique, l’avarice qui empêche de rompre
le pain avec son voisin migrant, la colère qui se déploie face au
terme d’un CDI, l’envie quand on se rappelle depuis sa banquette
de métro que le patron vient au bureau en grosse cylindrée, la
paresse qui pousse à prendre des congés payés et un syndicat, la
gourmandise à l’origine de la salive qui coule pour un steak
tartare ni bio ni gluten-free et encore moins écoresponsable et
surtout, le pire de tous, la luxure. Cette satanée luxure qui tend
les caleçons, allonge le cerveau et étire l’âme, celle qui rend
fou ou du moins plus fou qu’avant, celle qui s’appelle la petite
mort tout en créant la vie. La luxure était ce parfum enivrant qui
peut poindre à tout moment pour vous extirper de votre frigo
théologique et vous emmener dans un jubilatoire tourbillon des sens,
déchaîner sur vous les foudres d’une tempête extatique où
bienséance, respectabilité et autres sophistications de l’esprit
humain partaient à la dérive sur le pathétique radeau qui
survivrait au naufrage érotique. La luxure n’était cependant
proscrite qu’aux moines. Aux femmes, le droit au plus grand
paganisme en la matière. Comme en réparation à ces trente siècles
de soumission aux pulsions des mâles, il convenait de célébrer
comme une découverte du continent noir – sans racisme aucun - les
frasques d’une femme, tarifiées ou non. Amazone, rebelle voire
visionnaire ; telle était la femme qui payait pour du sexe.
Comme si le plus vieux métier du monde pouvait se targuer d’être
une invention révolutionnaire et intrinsèquement libératrice. Dans
la prostitution, la femme qui paie s’émancipe mais celle qui est
payée est fondamentalement prisonnière. Pour son homologue
masculin, qui faisait de même depuis la nuit des temps mais sans
doute avec moins de tonitruance, l’on estimait qu’il avait
bénéficié de suffisamment de temps pour explorer son propre
continent et devait désormais se soumettre aux nouvelles lois de la
moralité, en passant notamment par la case prison et
(cyber)lynchage. Pour elle : la découverte de son corps, pour
lui : l’opprobre et les foudres divines. Le péché d’être
un homme était le plus grave dans un monde de femmes. Celui d’être
un Homme, le plus grave dans un monde de machines.
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