Le bruit des bottes (par Anna Maleccio)

 (texte extrait de son premier roman, Anna Maleccio du haut de ses 19 ans va en décoiffer plus d'un)




  Nina aida sa mère adoptive à mettre la table tandis que Cesare regardait depuis la salle à manger par la baie vitrée. Il n’y voyait pas grand-chose dans le noir mais la pelouse semblait tondue, les arbres élagués et les bosquets taillés. La maison était bien entretenue. Il n’y avait pas un grain de poussière sur les meubles ni une seule tache au mur. Les ampoules, économiques cela va de soi, avaient été changées récemment, les tapis assainis et les carreaux astiqués. Toutes les factures avaient été payées le jour-même de leur arrivée, toutes les chaussures cirées (même celles d’été) tous les aliments du frigo avaient été consommés avant la date de péremption, lequel était régulièrement nettoyé et désodorisé. Un véritable musée. Non, un musée avait encore l’émouvant avantage d’avoir attaché à ses objets une présence humaine, celle des anciens possesseurs qui y avaient marché et avaient utilisé ce qui y était exposé. Leur maison ressemblait plutôt à un show-room de magasin de meubles. Une espèce de catalogue Ikea haut-de-gamme et plus cultivé (y avait quand même Léon Bloy et Paul Valéry dans la bibliothèque !). Il ne manquait rien à cette maison : un jardin, un garage aussi rempli que la bibliothèque, une chambre d’ami, un frigo à double étage et une douche italienne. Enfin si, depuis quelques temps il manquait quelque chose. La vie.

  Le bœuf était bon bien qu’un peu salé. Cesare se fit la réflexion que ce n’était pas du tout la saison des champignons. Ça le rassura. Il ne voyait pas ce qui pouvait expliquer qu’Evelyne fît une entorse à son implacable code d’honneur écologique au point d’acheter des légumes hors-saison, sinon l’affection qu’elle lui portait peut-être encore. Evelyne, chère Evelyne. En y regardant de près, il était peut-être encore possible de trouver un peu de sentiments dans ses yeux froids de femme d’affaire. Peut-être qu’en cherchant bien, en utilisant les mots qu’il fallait, il parviendrait à déterrer pour un instant le souvenir de la jeune étudiante en sciences humaines qu’il avait connue sur le campus. Peut-être qu’avec de l’hypnose régressive ou une table tournante, il parviendrait à faire dire quelques mots à celle qui autrefois renversait son verre, portait des salopettes aux couleurs criardes et croyait à l’égalité entre tous les hommes. Sur les trois, il n’y avait qu’un seul trait qui avait subsisté. Ma foi c’était bien : jamais il n’aurait pu s’entendre avec une conservatrice. Mais il aurait préféré qu’elle garde ce petit je-ne-sais quoi de frais, de doux, d’imprévisible… d’humain. Le soir de leur nuit de noces, plutôt que de prendre place dans la chambre de leur hôtel en Irlande, ils étaient sortis avec une lampe de poche et avaient parcouru la lande toute la nuit, comme à la recherche de ces lutins, ces elfes et ces fées qui peuplent le folklore celtique depuis des millénaires. Epuisés par leur promenade nocturne, ils s’étaient affalés dans l’herbe peu après minuit et avaient longuement fait l’amour jusqu’au petit matin.

-       Tu es au courant de la montée du FN dans les sondages ? Attaqua-t-elle en le sortant de sa nostalgie.
 
-       Oui, j’en ai entendu parler, je ne vois pas pourquoi ça t’affecte tant. Soupira-t-il.
 
-       Je ne comprends pas, en ce qui me concerne, comment ça ne t’affecte pas, toi. Tu te rends compte de ce que ce serait, Marine le Pen au pouvoir ?
 
-       Ce serait sûrement pas très différent de Sarko ou d’Hollande…
 
-       Tu plaisantes ? S’offusqua-t-elle en buvant son Bourbon. Son père a torturé des gens en Algérie, il a parlé d’un « point de détail de l’Histoire » pour qualifier la Shoah, c’est une véritable ordure !
 
-       Mon grand-père avait sa carte au parti fasciste et mon père a défilé en Balilla[1] sous Mussolini, ça ne fait pas de moi un fasciste pour autant, je pense. Fit remarquer Cesare non sans masquer une pointe d’exaspération.
 
-       La fille est pareille que le père, siffla Evelyne bien déterminée à le convaincre. Son discours n’aborde que l’Islam et l’immigration comme si c’étaient les seules et uniques causes des problèmes en France. La plupart des musulmans sont parfaitement intégrés et ne font de mal à personne. Elle se cache derrière le terrorisme pour pouvoir faire d’eux des citoyens de seconde zone, selon sa vision où il faille être blond aux yeux bleus et catholique pour être véritablement considéré comme un Français. Et ne parlons même pas du droit des femmes, alors là c’est atroce ! Elle veut une politique nataliste, limiter l’accès à l’avortement comme si les femmes n’étaient que des ventres bons à reproduire de bons petits soldats aryens pour la nation. On se croirait revenu aux temps des…
 
-       Evelyne, la coupa-t-il, si on n’a pas la télé, c’est pour une raison simple : j’ai pas envie de subir les larmes de crocodile de la clique de TF1 et des sermons sur les heures les plus sombres de l’Histoire dès que le FN arrive à grapiller un ou deux pourcents. S’il y a des livres dans ce salon et non un écran plat, c’est pour que les habitants de cette maison puissent forger leur opinion par eux-mêmes. Alors par pitié, tes jérémiades de mère-la-pudeur de l’égalité homme/femme quand j’ai deux heures d’avion dans les pattes et une conférence demain, merci mais je m’en passerai.
 
-       Justement, dans les livres de cette maison, il y a Proudhon, Marx, Lénine, Engels et Bakounine. Des hommes qui ont voué leur vie à l’égalité entre tous, qui t’auraient probablement fait subir leurs « larmes de crocodile » comme tu dis, s’ils t’avaient entendu prendre une percée de l’extrême-droite autant à la légère. Il semble que tu ne comprennes pas bien l’ampleur du péril fasciste mon cher Cesare. Ces gens cachés derrière des masques de normalité voire de vertus veulent tout ce que nous redoutons le plus ! Le délitement des acquis sociaux, la réduction des libertés individuelles, le flicage intensif, l’oppression des minorités ! C’est ça que tu veux pour la France ?
 
-       Ce que je veux, c’est surtout dîner en paix…
 
-       Je ne plaisante pas Cesare, insista son épouse.
 
-       Qu’est-ce que tu veux que je te dise, à la fin ? Ça fait trente ans que les médias nous jouent la même comédie ! A chaque élection, c’est pareil. Les partis traditionnels se chamaillent au premier tour, le FN fait le même score « inédit » qu’aux élections précédentes en causant Islam et immigration, l’omerta politico-médiatique pleurniche sur tous les plateaux en appelant au rassemblement historique contre la haine et le bruit des bottes, et un candidat fantoche déjà prévu depuis l’année précédente gagne l’élection avec des scores de dictateur africain en république bananière. La démocratie française est une farce, ma pauvre ! Une mascarade totale, un théâtre d’ombre : une énième manifestation de la société du spectacle ! Et toi, tu plonges dedans tête la première.
 
-       Qu’est-ce que tu proposes dans ce cas ? Laisser le Pen gagner sous prétexte que de toute façon ça ne changerait pas grand-chose ?
 
-       Comme si c’était nous qui déterminions le résultat d’une élection… ce genre de choses est méticuleusement préparé à l’avance, dans l’entre-soi des think tanks et des lobbys de toutes les couleurs. L’agitation que tu vois le soir à la télé n’est qu’une comédie pas drôle pour endormir le Français moyen.
 
-       Et bien sûr, le grand Cesare Nacarelli, lui qui est tellement au-dessus des masses, ne tombe pas dans le piège. Il est trop intelligent pour se faire avoir par des arguments fallacieux, fit Evelyne sarcastique.
 
-       C’est marrant que tu parles d’arguments fallacieux parce que tu en utilises justement un en ce moment-même : l’argument ad hominem, intervint enfin Nina. Tu essaies de ridiculiser Cesare en le caricaturant et en lui attribuant des propos qu’il n’a jamais eu pour discréditer sa position.
 
-       On devrait t’interdire de lire de la philo, toi, grogna Evelyne, ça te rendrait presque insolente.
 
-       N’empêche qu’elle n’a pas tort. Argua Cesare. Je n’ai jamais prétendu être plus intelligent que les autres. J’ai mes biais, comme tout le monde. Remarquer un fait objectif ne fait pas de moi quelqu’un d’arrogant mais seulement observateur. Constater la naïveté du Français lambda quant à ce ridicule vaudeville qu’est la politique française n’induit pas que je serais forcément préservé de cette naïveté.
 
-       En effet, tu es naïf de croire qu’il n’y a pas d’enjeux réels à faire taire ces fascistes. En prenant ça par-dessus la jambe, la seule chose qu’on risque, c’est de se prendre la bombe en pleine figure, au moment où l’on s’y attendra le moins. L’extrême-droite avance masquée. Quand elle se dévoilera, ce sera trop tard.


« C’est toi la bombe que j’ai envie de prendre par-dessus la jambe, ma salope, pensa-t-il, agacé par ces péroraisons ridicules dignes d’un éditorialiste de chez Libération. Ou plutôt c’était toi. Quand tu étais encore jeune, jolie, que tu me préparais des cookies à moitié brûlés quand j’arrivais en France et que tes convictions se résumaient à autre chose que de la pleurniche et des billets pour défendre des tribus paumées dans le trou du cul du monde contre une prime de trois milles balles. Quand t’étais autre chose qu’une bourgeoise austère comme une nonne et sèche comme du petit bois. Quand tu me laissais te trousser dans les champs, qu’on rentrait plus bourrés l’un que l’autre de l’irish pub après une manif bien remplie. Quand t’étais encore assez mignonne pour me donner envie de changer de pays, de quitter le soleil pour la pluie et d’apprendre le français ; votre putain de langue casse-tête avec les sons qui sortent du pif. Est-ce que je regrette ? Je sais pas, Evelyne. J’ai eu un bon boulot grâce à toi. On a eu nos heures de gloire. Peut-être qu’on aurait même pu avoir un gosse à nous ? Un petit bout franco-italien, un petit bonhomme mi rital mi franchouillard que t’aurais appelé Camille parce que c’est unisexe, et parce que ça fait à la fois comme Camille Pissarro et Camille Claudel. Mais on peut pas, Evelyne. On peut parce qu’aujourd’hui, on a cinquante-huit ans tous les deux, parce que toi, t’as les ovaires en rupture de stock et parce que moi, je bande mou. Parce qu’aujourd’hui, la seule chose que m’évoquent tes peaux qui pendent et tes petits gris que tes colos peuvent plus masquer, c’est un tableau cauchemardesque de Munch ou de Goya. Parce que, c’est ballot je sais bien, je peux pas bander sur ça. Mais tu vois Evelyne, si tu souriais plus, si tu me disais plus souvent merci et si t’acceptais de te dérider un peu le cul au lieu de t’enfermer huit heures par jour dans ton bureau à gueuler contre l’injustice du monde comme si ça tenait à dix minutes près et comme si on n’attendait que toi pour le faire. Si tu voulais arrêter d’être la grande et célèbre sociologue qui écrit des bouquins quand tu rentres dans cette maison et être une vraie femme, même juste deux minutes. Si tu te rappelais seulement que j’étais ton homme mon Evelyne… alors là, je te promets que je pourrais même bander sur un Picasso. Je pourrais bander pendant mille ans, bien haut et bien dur, sans discontinuer ; comme le grand mât des meilleures frégates, comme le clocher de Notre-Dame et l’Empire State Building. Je pourrais devenir une bête de sexe, un taureau, un vrai dieu des arts copulatoires, aussi bien que si c’était moi qui les avais inventés. Si seulement tu me souriais un peu. Tout ça, en vérité, j’aimerais tant te le dire, ma belle. J’aimerais tellement pouvoir déballer tout ce que j’ai sur le cœur comme si, pour la première fois, j’étais le patient et plus le psy. Mais je le ferai pas. Et tu sais pourquoi je le ferai pas, Evelyne ? Parce que ça servirait à rien. Parce que tu me traiterais de goujat, de sale misogyne primaire, inquiet pour sa virilité et soumis aux pulsions construites par mille ans de patriarcat phallocrate. Tu me citerais Beauvoir, Bourdieu, Olympe de Gouges, Girard et peut-être même ce sale connard de Foucault. Tu me ferais un discours en trois points, avec emphase et références pointues à la clé. P’têtre même que tu citerais des lois. Tu me culpabiliserais dans les règles de l’art, en invoquant les Lumières comme ma mère invoquait le Bon Dieu. Et comme ma mère, tu me ferais me sentir comme un petit gosse honteux qui ne comprend pas ce qu’on lui reproche. Je connais la chanson Evelyne, je la connais par cœur. Je peux même te la réciter. Je sais pas comment on en est arrivés là. Je pourrais accuser les autres comme tu sais si bien le faire. Je pourrais dire que c’est la faute de la société, du capitalisme, de la ménopause et même du diable si l’envie me prenait. Mais je crois que c’est juste toi, Evelyne. C’est pour ça que ça me fait si mal, tu comprends ? Si tu savais à quel point je t’aime. Mais surtout, si tu savais à que point je te hais. »




[1] L’Opération Nationale Balilla était un mouvement de jeunesse militaire qui embrigadait les petits garçons italiens pendant la période mussolinienne, assez similaire aux jeunesses hitlériennes en Allemagne.

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